10
Cette femme, Rom l'avait épousée suivant un rite dévié, monstrueux, mais un lien soudain et fort s'était créé entre eux.
Il avait peut-être le temps de lancer le grand cri d'exorcisme. Le courage lui manqua. « Tu n'as plus qu'à appeler au secours, docteur Kazan. C'est ce qu'elle attend ! » Derrière May, il vit Justin repousser Nora d'un coup de prothèse. Le Gnome se préparait à attaquer la séraphine avec un tue-rats. Il cria : « Non ! » May se retourna. Rom enjamba la fenêtre, sauta en s'accrochant à la barre d'appui, se balança latéralement, lâcha le bois lisse au moment où May abattait sa lame pour lui trancher les doigts. Il se raccrocha de justesse au balcon de l'étage au-dessous. Il crut que le choc lui avait désarticulé une épaule. Il était de nouveau suspendu à plus de dix mètres du sol.
Il entendit hurler dans la chambre nuptiale. Une longue plainte aiguë, presque inhumaine. Il comprit que May avait rompu son vœu de silence. Un homme surgit sur le balcon, près de lui, Ennis Russel, tendit une main à Rom pour l'aider à se hisser.
— Allez-vous habiller, Kazan, si toutefois vous vous estimez encore digne de votre uniforme. N'oubliez pas votre casque !
Au rez-de-chaussée, les agapes continuaient. Rom vit les séraphines emmener May qui se débattait en hurlant, d'une voix rauque, déformée. Il voulut s'interposer. Il fut repoussé. Sa jeune épouse avait commis un crime beaucoup plus grave que sa tentative de meurtre : elle avait parlé et crié, en rupture de ses vœux. Rom, écœuré, jeta son casque et se mit à errer sans but. Justin le Gnome le rejoignit, une bouteille d'alcool cachée sous sa veste.
— Pour fêter ta victoire, camarade !
— Parce que tu trouves que c'est une victoire ?
— Oui. Elle pensait que tu te défendrais et que tu réussirais à blesser ou tuer ta séraphine.
— J'aimerais bien savoir quel jeu tu joues, Justin Tedder.
— La démone a absorbé en partie la mémoire de l'exorciste Markus, ce qui la rend encore plus redoutable. Mais mon expérience l'intéresse. Elle me guette. Et toi… elle veut te soumettre, t'humilier. T'avoir à sa botte ! Nous sommes donc alliés par la force des choses. Elle est devenue trop puissante… Il y a un complot des officiers S.Sols contre Karas Warda et Vera-Hella, mais qu'est-ce que ça change ? Nous n'avons qu'une chance : la fuite. Je peux t'aider à quitter Ruda, si tu me promets l'asile politique sur Temen… Et si tu veux bien m'aider à me dédouaner quand j'arriverai chez toi ?
Rom caressa son crâne lisse avec un geste de dégoût et partit vers les bois. Justin Tedder le suivait de près en se déhanchant. Le Gnome suait la peur.
— Contre moi, la tactique de la démone est simple, dit Rom. Elle me force à accomplir des actes dégradants. Un exorciste moralement diminué perd toute efficacité… Conclusion : j'attaque.
— Tu te suicides !
Rom eut un geste fataliste, tourna les talons et s'enfonça dans les bois. « Le Gnome a raison… » Il marcha longtemps. « Est-ce que je peux encore réussir une conjuration après ce que j'ai vécu chez les chasseurs d'âmes ? » Son chef de corps lui avait donné deux jours de permission. Ce délai écoulé, il devrait réintégrer le commando.
Mais il avait vu un film montrant une section de chasse en action et il avait été terrifié.
Après la pluie, un grand coup de vent balaya le ciel. Il faisait beau et presque chaud. Les jours allongeaient car on approchait d'une nouvelle inversion. Sur les mondes d'inversion, les saisons étaient ainsi découpées en petits morceaux.
Rom avait envie de marcher pour oublier les horreurs qu'il venait de vivre. Un bruit dans un fourré le fit sursauter. Il porta la main au lance-rayon accroché à la ceinture de son uniforme.
Il crut entendre chuchoter son nom. « Rom, Rom, Rom chéri ? » Une silhouette surgit dans la pénombre, lui adressa comme un geste d'appel. Shao ! Il répondit. Elle lui fit un signe et disparut.
Il s'élança à sa poursuite, puis s'arrêta, le souffle court.
Ce n'était qu'un fantôme de séquence, mais il ne pouvait se résigner à oublier Shao. Un fantôme de séquence, à moins que… L'arcane, au lieu de l'éliminer avait peut-être seulement changé son rôle dans la nouvelle ligne de temps. Il l'avait peut-être transformée en guette-agile sauvage des bois de Ruda… De nouveau, elle fut là, moqueuse, rieuse, bondissante et agile, tellement agile.
Il courut derrière elle, oubliant sa mission et le reste du monde.
Il courut longtemps, à demi conscient de la folie de cette poursuite, qui l'éloignait très vite du Château, le précipitait en territoire inconnu et pouvait à chaque instant l'amener dans une zone interdite.
Les branches lui giflaient la figure et griffaient son uniforme. C'était bon. L'animalisé surgit à ce moment d'une trouée sombre. Homme-chien, homme-loup peut-être… Il avançait plutôt comme un singe, posant de temps en temps ses membres antérieurs sur le sol et se projetant en avant par de petits sauts maladroits. Une toison brune couvrait la plus grande partie de son corps, presque rase sur le dos. À travers les poils emmêlés : un faciès bestial et des yeux de fauve.
L'être poussa un cri aigre, à peine plus fort qu'un vagissement de bébé, et il se jeta sur Rom qu'il griffa vivement à la cheville. L'exorciste riposta d'un coup de pied, toucha l'homme-fauve au cou.
L'être glapit de colère, recula à bonne distance et s'accroupit, prêt à une nouvelle attaque. Rom baissa la main. Il était armé d'un lance-rayon réglementaire, à peine plus puissant qu'un tue-rats, mais suffisant pour chasser un animal humain au cuir tendre, et d'un poignard fantaisie, à manche orné et lame courte. Il n'avait pas envie de se servir de l'un ni de l'autre. L'animalisation était pour les humains qui devaient la subir une longue suite de tortures : il ne se sentait pas le cœur d'ajouter à tant de souffrance.
Une troupe de ces monstres eût été dangereuse. Le solitaire semblait plus pitoyable qu'effrayant.
Un son de trompe éclata au loin. Rom crut entendre des cris du même côté. L'homme-fauve leva la tête, écouta, puis s'élança dans la direction de l'appel. Car c'était une sorte d'appel… Il y en eut d'autres et d'autres cris. Rom reconnut la trompe : celle des chasseurs d'âmes, peut-être sa propre section. Un exercice ou une vraie chasse ?
La curiosité le poussait, le son de la trompe l'attirait invinciblement. Il courut sur les traces de l'homme-fauve.
Le fantôme de Shao avait disparu, comme si l'apparition n'avait eu d'autre but que de l'entraîner du côté de la chasse. Deux ou trois trompes sonnaient ensemble, maintenant, jetant dans le crépuscule brumeux un chant de tristesse et de désespoir.
Rom avait une bonne vision nocturne. Il évitait sans peine les fourrés, les fossés, les souches, les buissons, les rocailles… Il aperçut bientôt les lueurs, phares et torches mêlés. Quand les trompes cessaient de corner, il entendait un halètement de moteur.
Il marchait sous les arbres, des frenoaks au tronc rugueux, au feuillage épais, lourd, et des bouleaux blancs, élancés, frémissants. Un vent très vif se leva, mugit dans la futaie. Rom aperçut devant lui une prairie où traînait encore la clarté blafarde du soleil couchant. Il vit danser la lumière des torches à la lisière de la forêt.
Une trompe sonna tout près. Des cris de terreur et des sortes d'aboiements se croisaient entre le bois et la prairie. Un phare balaya l'espace, caressant au passage les troncs blancs des bouleaux.
Il s'adossa à un tronc, dans une zone d'ombre, guetta. Un concert de jappements aigres lui déchira les oreilles. La voix des hommes-loups… Le solitaire égaré qui l'avait attaqué faisait sans doute partie de cette troupe.
Un coup de vent rabattit sur lui une bouffée de gaz sulfureux. Il respira au mauvais moment, eut tout de suite les poumons en feu, mais il se protégea les yeux juste à temps. Le vent étirait le son de la trompe et déportait les aboiements des hommes-loups.
La meute surgit, sautillante : d'énormes grenouilles velues qui se propulsaient avec des râles, en ahanant. Le faisceau du projecteur découpa la silhouette d'une femme, vêtue de haillons clairs, qui fuyait devant les animaux humains.
Les chasseurs rouges avancèrent à sa rencontre. La fugitive poussa un nouveau cri de terreur. Un drôle de cri, étouffé, râpeux.
Elle changea de direction, courut vers Rom comme si elle l'avait vu et tentait de se réfugier près de lui.
Ni les chasseurs, ni les demi-humains qui leur servaient de chiens ne se pressaient maintenant qu'ils avaient cerné leur proie, épuisée et terrorisée. La poursuite préparait la victime choisie à la phase finale de la chasse : le rapt de son âme.
La jeune femme, à bout de forces, trébuchait vers Rom, comme si elle avait senti sa présence, d'une façon ou d'une autre. L'exorciste eut un coup au cœur : un lien mystérieux existait entre cette femme et lui. Il ne put s'empêcher de sortir du couvert et de s'élancer à son secours. Mais que pouvait-il contre un commando de chasse ?
Le phare des chasseurs les enveloppa tous les deux et il reconnut May. Pourquoi May ? Parce qu'elle avait rompu son vœu de silence ?
Séraphine, elle appartenait à la race des Seigneurs du Soleil, on ne pouvait la traiter comme les sous-êtres, Yakins ou Tzangs. On allait transférer son âme et récupérer son corps magnifique, sans l’abîmer, pour en faire une bête à plaisir du palais impérial. Puis son âme serait torturée à travers un corps difforme, hideux, sacrifié…
— Non ! cria Rom.
Il tira son lance-rayon et le braqua sur les hommes-loups. Les chasseurs l'avaient pris pour un des leurs. Un officier cria :
— Qui es-tu ?
Un chasseur le reconnut :
— C'est l'étranger… qui a épousé la séraphine !
Rom lâcha son lance-rayon et s'avança les poings serrés face aux hommes-loups qui reculèrent.
Il prit May dans ses bras, lui plaqua les deux mains sur ses oreilles pour la protéger et lança le grand cri d'exorcisme. Une arme puissante, capable de paralyser un démon pendant plusieurs secondes, d'assommer un combattant aguerri, d'arrêter dix assaillants et de les forcer à lâcher leurs armes…
C'était la voix d'un Vaudran de la mer appelant un jeune marin de Temen-Océan à le rejoindre au fond du temps, et la voix du jeune marin hurlant pour repousser l'apparition. C'était une clameur de victoire, une huée de malédiction, un grondement de rage… Une plainte de damné, un rire de furie… Tout cela à la fois, en deux secondes, et bien plus – et autre chose qui n'était pas de ce monde.
Mais ses ennemis étaient trop dispersés. Le son des trompes couvrit en partie la voix de Rom. La séraphine affolée se débattit, comme si elle craignait qu'il l'étouffé, et parvint à dégager sa tête. Il coupa le cri pour ne pas la blesser. Il sut tout de suite que c'était un demi-échec… Les hommes-loups refluaient en geignant. Quelques-uns même se tordaient sur le sol. L'officier des chasseurs se tenait le crâne à deux mains et le passage était libre du côté de la forêt. Rom voulut s'élancer en tirant May derrière lui, mais la jeune femme était trop fatiguée. Elle fit deux pas et tomba à genoux.
Il se retourna, la prit dans ses bras. Elle était lourde. Elle s'accrochait à lui comme une noyée. Il trébucha en l'emportant.
Il vit sur sa droite les chasseurs rouges relever leur casque, ce qui était un signal d'attaque. Il n'eut pas le temps de les compter. Six, huit… D'autres surgirent sous la futaie. Il courut encore, May entre ses bras. Même s'il n'avait pas une chance sur cent !
— Mourons ensemble, dit May.
— Oui.
Il la lâcha d'une main, saisit le manche de son poignard. La tuer et lui éviter des souffrances sans nom.
Il pouvait encore faire ça pour elle !
Trop tard. Comme il levait son arme, visant le cœur de la jeune femme, il reçut un coup derrière la tête et tomba inanimé sur le sol rocheux du sous-bois.